
« La Maison » : un autre regard sur la prostitution
En 2019, l’autrice Française Emma Becker marque la rentrée littéraire avec son roman « La Maison », dans lequel elle raconte ses deux ans de vie passés dans un bordel à Berlin, où la prostitution est légale.
Le roman, loin de se cantonner au travail du sexe aborde le dĂ©sir et la condition fĂ©minine, les masculinitĂ©s, les rapports hommes-femmes, les relations au corps et Ă la sexualitĂ©. L’autrice ne tombe cependant ni dans le piège de l’apologie et de la lĂ©gèretĂ©, ni dans celui de la victimisation. Il n’est pas une Ă©tude sociologique du travail de sexe et ne prĂ©tend pas dĂ©crire LA rĂ©alitĂ© de la prostitution, de parler au nom de toutes les travailleuses du sexe. S’il est parfois question de violence, et de douleur, que la complexitĂ© de ce mĂ©tier n’y est pas tue, ce n’est pas ces aspects que nous traiterons ici. Il ne s’agit pas de glorifier la prostitution, mais de lui porter un autre regard, de choisir de prendre le contre-pied des discours dĂ©crivant une prostitution malheureuse.
« J’avais constamment sur mes Ă©paules le dĂ©dain et la commisĂ©ration gĂŞnĂ©e que le monde Ă©prouve pour les putes. Ce n’Ă©tait pas mon angoisse, c’Ă©tait celle des autres. » – Emma Becker. La Maison. Édition Flammarion. 2019. p.350
Entre l’image de l’escort girl de luxe ou celle de l’esclave sexuelle, il n’y a que peu de nuances dans nos imaginaires lorsque l’on pense au travail du sexe. Ces deux figures sont pourtant loin de représenter la réalité de la prostitution. La Maison nous offre la possibilité de sortir de cette vision dichotomique et d’entrevoir la multiplicité des expériences et des rapports et perceptions que peuvent avoir les travailleuses vis à vis de leur métier.
Le choix de la prostitution
Première leçon : La prostitution peut ĂŞtre un choix, non une nĂ©cessitĂ©. Emma Becker nous communique sa fascination pour ces femmes dont le corps est l’outil de travail. Point de pitiĂ©, de jugement ou de dĂ©gout lorsqu’elle pose ses yeux sur ces Berlinoises perchĂ©es sur leurs talons hauts. L’autrice y voient des performeuses, des actrices, des femmes dotĂ©es d’un pouvoir que seules elles dĂ©tiennent. Ă€ travers son regard, nous sommes amenĂ©s Ă changer le notre.Â
Ce n’est pas la prĂ©caritĂ© mais cette fascination couplĂ©e Ă son dĂ©sir d’écrire qui motive Emma Ă rejoindre la grande famille des travailleuses du sexe. Elle aurait pu simplement discuter avec certaines d’entre elles, recueillir des tĂ©moignages ou se placer en tant qu’observatrice. Elle choisit pourtant de s’immerger complètement dans cet univers. Sous le nom de Justine, Emma veut connaitre la rĂ©alitĂ© de cette activitĂ©. Au fur et Ă mesure du rĂ©cit, son livre perd de son importance en tant que seule motivation Ă exercer. Quant Ă l’argent, il n’en a jamais vraiment Ă©tĂ© question. Certes, l’autrice ne nous cache pas les avantages qu’elle y trouve et ne dĂ©daigne pas les sommes qu’elle peut percevoir, mais l’appât du gain ne tient pas une place centrale dans son rĂ©cit. L’argent perçu y est traitĂ© de manière presque accessoire. Justine est une travailleuse du sexe par ce qu’elle y trouve une satisfaction. Et si elle n’exerce pas par obligation, cela doit certainement ĂŞtre le cas d’autres travailleuses.Â
En nous racontant son quotidien et celui des filles du bordel, l’autrice nous rappelle que les prostituées sont avant tout des femmes, avec leurs joies, leurs inquiétudes et leurs état d’âmes. Certaines d’entre elles sont mères, étudiantes ou mariées, leur activité est une partie -certes importante- de leur vie, mais une partie seulement. Justine nous parle de leur dévotion au travail, de l’affection qu’elles peuvent parfois avoir vis à vis de certains clients, de ce qu’elles y trouvent mais aussi des revers sombres du travail du sexe. La maison n’est pas un encensement, une apologie de la prostitution. Emma Becker est d’ailleurs très claire à ce sujet, le contexte dans lequel elle exerce fait figure d’exception et elle le sait : dans le bordel où elle pratique, les femmes sont libres et indépendantes, ont le pouvoir de dire non, de choisir leurs clients et de ne pas venir travailler si elle n’en n’ont pas envie. Un endroit qui est loin de représenter le fonctionnement de la majorité des maisons closes. Mais un endroit qui existe.
Il ne s’agit pas de faire de la prostitution un mĂ©tier de rĂŞve, de l’esthĂ©tiser et de taire les rĂ©alitĂ©s, parfois violentes, du travail du sexe. Simplement, de dĂ©peindre un quotidien diffĂ©rent de ce que l’on s’imagine. Oui, le travail du sexe peut ĂŞtre brutal, avilissant et source de souffrances, lĂ n’est pas la question. Mais il peut aussi ĂŞtre empouvoirant, riche, satisfaisant et humain.Â
« J’ai Ă©tĂ© fière. J’ai Ă©tĂ© heureuse Ă la Maison. J’ai adorĂ© frĂ©quenter ces filles, j’ai aimĂ© ces hommes, aimĂ© la couleur de ma chair dans la lumière rose, la sensation d’inventer Ă l’envie de nouvelles Justine. J’ai aimĂ© l’impression que rien n’Ă©tait impossible ». – Emma Becker. La Maison. Édition Flammarion. 2019. p.367
Travail du Sexe : Humanité et sororité
S’il n’est ni misĂ©rabiliste ni glorifiant, le roman d’Emma Becker transpire d’humanitĂ©. C’est peut ĂŞtre cela que nous retenons le plus après avoir refermer ces 450 pages.
L’autrice donne au travail du sexe une dimension fondamentalement humaine. Elle nous parle du caractère presque thĂ©rapeutique du mĂ©tier, de l’écoute des clients, qui parfois ne font d’ailleurs que parler. Dans une sociĂ©tĂ© oĂą la sexualitĂ© est normĂ©e et jugĂ©e, la prostitution offre la possibilitĂ© Ă certains hommes d’explorer des dĂ©sirs jugĂ©s honteux, qu’ils s’efforcent de taire et d’enfouir mais qui sont prĂ©sents, et avec lesquels il peut ĂŞtre difficile de vivre. Le travail du sexe peut ainsi ĂŞtre perçu comme un lieu de libertĂ©, d’exploration de soi et de bienveillance. Ces propos peuvent choquer, soit. Et s’il est vrai que le consentement quant aux pratiques sexuelles dĂ©finies est parfois bafouĂ©, que les clients irrespectueux, voir cruels, sont une rĂ©alitĂ©, il est aussi vrai que le sexe tarifĂ© peut donner lieu Ă des Ă©changes d’une humanitĂ© et d’une civilitĂ© notable : quand les choses sont faites dans les règles, l’accord est tacite, les pratiques sexuelles sont dĂ©finies Ă l’avance, le consentement est respectĂ©.Â
La Maison dĂ©peint Ă©galement des scènes touchantes, parfois drĂ´les et surprenantes. En une dizaine de pages, Justine nous raconte son expĂ©rience avec un client venu pour apprendre le cunnilingus. Performeuse, actrice, thĂ©rapeute, la voilĂ dĂ©sormais pĂ©dagogue et prof de sexe. Si elle nous dĂ©crit cette sĂ©ance comme longue et ennuyeuse, nous apercevons Ă©galement la profonde empathie dont elle fait preuve. Mettant ces Ă©tats d’âmes de cotĂ©, la travailleuse prend le temps de dialoguer, d’expliquer et de faire comprendre Ă son client qu’il s’agit moins de maitriser une quelconque «technique», que d’en avoir rĂ©ellement envie.Â
 » Une fille, mon cher, a besoin de sentir votre dĂ©sir. Sentir votre dĂ©sir, ça passe par de toutes petites choses, comme par exemple votre main qui ne fait rien : posez la sur moi, ou sur vous. Ou vous voulez ! Tant que j’ai l’impression que vous aimez ce que vous faites. » – Emma Becker. La Maison. Édition Flammarion. 2019.p.253
Enfin, et c’est sans doute la partie la plus poignante, la plus attendrissante et la plus Ă©mouvante du roman, Emma Becker dĂ©crit avec une grande tendresse et une infinie douceur les relations qui se tissent entre les filles du bordel. Ă€ contre-courant de l’image de la compĂ©tition fĂ©minine que l’on pourrait penser s’installer entre prostituĂ©es, on dĂ©couvre au fil des pages la bienveillance dont elles font preuve les unes envers les autres. Elles se donnent des conseils avisĂ©s, se mettent en garde contre certains clients, se couvrent mutuellement, se confient les unes aux autres. Les debriefs des rendez vous clients nous font rire, l’intimitĂ© si particulière existant entre elles est d’une sincĂ©ritĂ© boulersante. Grâce Ă ces scène de vies ordinaires, nous pĂ©nĂ©trons un monde inconnu, on y apprend que la sororitĂ© peut exister, mĂŞme (surtout?) dans l’univers secret et indĂ©cent du travail du sexe. Nous entrons dans une bulle protectrice et bienveillante, dont nous pourrions tous nous inspirer dans nos rapports aux autres.Â